Ce disque est le reflet des concerts donnés le 30 mars 2010 au Temple du Bas de Neuchâtel, le 4 mars 2011 à l’église St-François-de-Sales de Genève et le 17 mars 2013 à l’église du Sacré-Coeur de La Chaux-de-Fonds.

Interprètes:
Direction: Alexandre Traube
Evangéliste: Alexandre Diakoff
Solistes:
Vera Kalberguenova, soprano
Irina Solomatina Tissot, mezzo-soprano
Valeriy Tsarev, ténor
Alexandre Diakoff, basse

Choeur In illo tempore

Nouvel Orchestre de Genève

Prise de son : Mark Levinson, mastering : Eliyah Reichen

PASSION SELON ST MATTHIEU (2006) – СТРАСТИ ПО МАТФЕЮ

CD 1

1e partie: Le dernier repas

  1. Chœur: “Une lamentation sainte” – Плач священный, приидите
  2. Evangéliste: complot et trahison de Judas (Mt 26:1–5, 14–16)
  3. Chœur et récitatif: “Il a couru parler, Judas” Тече глаголя Иуда
  4. Evangéliste: annonce de la trahison (Mt 26:17–22, 25)
  5. Chœur: “Pendant ta Cène” – На вечери Твоей
  6. Evangéliste: institution de l’Eucharistie (Mt 26:26–30)
  7. Chœur et récitatif: “De l’hospitalité du Maître” Странствия Владычня
  8. Orchestre: Fugue
  9. Evangéliste: annonce du reniement de Pierre (Mt 26:31–35)
  10. Chœur et récitatif: “Quand tous te renieraient” Аще и вси отвергутся
  11. Aria (mezzo-soprano): “Je vois le lieu de tes noces” Чертог Твой вижду
  12. Evangéliste: au Mont des Oliviers (Mt 26:36–44)
  13. Chœur et récitatif: “Aujourd’hui le Créateur” Днесь Зиждитель
  14. Chœur: Les Béatitudes – Блаженны
2e partie: Le jugement
  1. Evangéliste: arrestation de Jésus (Mt 26:47–50, 55–56)
  2. Chœur: “Le disciple marchanda le Maître” – Ученик Учителя
  3. Orchestre: Choral
  4. Evangéliste: devant le grand prêtre (Mt 26:57–68)
  5. Chœur: “Celui qui s’habille de lumière” – Одеяйся светом
  6. Evangéliste: le reniement de Pierre (Mt 26:69–75)
  7. Chœur et récitatif: “Trois fois Pierre Te renia” Трижды отрекся Петр
  8. Aria (basse): “O Dieu, purifie moi.” – Боже, очисти мя
  9. Evangéliste: repentir et suicide de Judas (Mt 27, 1-5)
  10. Chœur: “Quelle est la cause, Judas” – Кий тя образ, Иудоs
  11. Evangéliste: devant Pilate (Mt 27, 11-17, 21-26)
  12. Chœur et récitatif: “Lorsque tu fus amené” Егда предстал
  13. Orchestre: Fugue

CD 2

3e partie: La crucifixion

  1. (28) Chœur: “Que se taise toute chair” Да молчит всякая плоть
  2. (29) Evangéliste: les outrages et la crucifixion (Mt 27, 27-37)
  3. (30) Chœur: “Ta Croix, nous la vénérons” Кресту Твоему
  4. (31) Chœur: “En ce jour est suspendu” Днесь висит на древе
  5. (32) Evangéliste: Jésus en croix raillé et injurié (Mt 27:38–44)
  6. (33) Chœur: “Tu nous a rachetés” – Искупил ны еси от клятвы
  7. (34) Evangéliste: la mort de Jésus (Mt 27:45–50)
  8. (35) Chœur: “Nous te louons” – Тебе поем
  9. (36) Evangéliste: après la mort de Jésus (Mt 27:51–56)
  10. (37) Orchestre et récitatif: “Toute la création” Вся тварь
  11. (38) Aria (soprano): “Mon fils et mon Dieu” Cын Мой и Бог Мой
  12. (39) Chœur: “Ne me pleure pas, mère” Не рыдай Мене Мати
  13. (40) Chœur et récitatif: “Lève-toi, ô Dieu” Воскресни, Боже
  14. (41) Orchestre et chœur: double fugue “Lève-toi, ô Dieu” Воскресни, Боже
4e partie: La mise au tombeau
  1. (42) Evangéliste: la mise au tombeau (Mt 27:57–61)
  2. (43) Chœur: “Le noble Joseph” – Благообразный Иосиф
  3. (44) Evangéliste: la garde du tombeau (Mt 27:62–66)
  4. (45) Aria (ténor): “Seigneur, mon Dieu” Господи Боже мой
  5. (46) Chœur: “Tu es descendu aux Enfers” Сошел еси во ад
  6. (47) Orchestre: Fugue
  7. (48) Chœur: “Ta mort, Seigneur” – Смерть Твою, Господи

Le métropolite Hilarion Alfeyev

Né en 1966 à Moscou, le métropolite Hilarion Alfeyev fait d’abord ses études de violon, de piano et de composition à l’école Gnessin et au conservatoire de Moscou. Il entre ensuite au monastère à Vilnius en 1987, où il est ordonné prêtre. Ses études le conduisent au doctorat de théologie à Moscou et Oxford. Il mène en parallèle une intense activité comme évêque et théologien. Il est président du Départe- ment des affaires extérieures du Patriarcat de Moscou et, comme tel, l’un des hommes qui oeuvrent le plus dans le dialogue entre Orient et Occident. Sa Passion en est un témoignage de la plus haute valeur. En 2010, il a été nommé métropolite (anciennement, évêque d’une métropole, c’est-à-dire une ville de grande importance, actuellement, plus haut titre honorifique dans la hié- rarchie russe) en reconnaissance des services accomplis.

Le métropolite Hilarion est aussi professeur titulaire de l’Université de Fribourg. Selon son voeu, cette oeuvre est donnée en Suisse en lien avec cette institution. Il est l’auteur de 600 publications, dont 30 livres, traduits en de nombreuses langues.

Depuis huit ans, il cultive à nouveau son activité de musicien, composant notamment des Vêpres, une Messe orthodoxe, des mélodies sur les poèmes de Garcia Lorca, un Oratorio de Noël, une Symphonie de Psaumes et un Stabat Mater. Sa Passion a été jouée sur tous les continents et est utilisée comme thème et bande-son du film « Le chef d’orchestre » du grand cinéaste russe Pavel Lounguine.

La Passion selon Saint Matthieu du métropolite Hilarion Alfeyev

Le métropolite Hilarion Alfeyev ne souhaite guère parler ou faire parler de sa musique. Pour lui, celle-ci doit parler d’elle-même. Ce texte se veut donc plutôt une présentation de ce qu’est une Passion pensée par un homme de l’Eglise d’Orient. Pour cela, nous retraçons brièvement l’histoire de ce genre en Occident ainsi que des Offices de la Semaine Sainte byzantins. Les formes musicales ne seront qu’évoquées. Une Passion est en soi une nouveauté dans l’histoire de la musique orthodoxe. Ce genre est occidental. Aussi loin qu’on puisse remonter dans l’histoire de la liturgie, la lecture de l’Evangile de la messe est, aux jours saints, le récit évangélique de la Passion, proclamé de manière très dramatisée, avec la distinction entre trois lecteurs aux intonations diversifiées: l’Evangéliste, le Christ et les autres personnages. Ce genre latin a été repris et enrichi dans le culte luthérien, qui à l’époque de Bach lui adjoignait des méditations piétistes et donnait un traitement d’oratorio au genre. Un tel caractère dramatique n’apparaît pas dans la liturgie orientale. Cependant, le récit de la Passion du Christ est aussi solennisé durant la Semaine Sainte, notamment à l’Office de matines du Vendredi Saint, appelé aussi Office des Saintes Souffrances ou Office des Douze Evangiles, parce que la Passion est proclamée en douze extraits issus des quatre Evangiles. Chaque récit est suivi d’une acclamation : « Gloire à ta patience, Seigneur » et d’un poème mystique musical qui est une méditation sur le texte précédent. Le métropolite Hilarion reprend à son compte cette forme liturgique pour en faire une oeuvre de concert spirituel, une grande méditation sur la Semaine Sainte, ce que sont devenues de nos jours les grandes Passions-oratorios, le plus souvent sorties de leur contexte. Comme c’est le cas dans les Passions occidentales, il ne prend ses fragments évangéliques que dans un seul Evangile, en l’occurence celui de Matthieu, qui est ainsi chanté presque in extenso. On a donc une forme qui se rapproche de la Passion luthérienne avec ses alternances de récits bibliques et de poèmes spirituels. A la différence que le poème spirituel ici est issu des trésors de la liturgie de l’Eglise d’Orient. Dans celle-ci, dans une inspiration paulinienne, la Croix n’est jamais dissociée de la Résurrection. Ainsi, après le récit de la mort du Christ, plusieurs poèmes chantent la descente du Christ aux Enfers pour libérer les captifs qui y sont retenus ou son relèvement des morts, tandis que d’autres maintiennent tel quel ce double regard, comme le finale: « Ta mort, Seigneur, nous la proclamons. Alleluia, gloire à Toi. Et Ta Résurrection, nous la confessons. Alleluia, gloire à Toi». Autre différence: l’Evangile est lu à la manière russe, sur une seule note avec des formules de cadences, et on a donc un récit plus contemplatif, moins dramatique, sans distinction entre les différents personnages. La variété apparaît dans les poèmes qui suivent, issus à présent non seulement du Vendredi Saint, mais de la Semaine Sainte et de Pâques en général. De plus, ils sont traités par le compositeur dans une grande diversité de styles et de moyens.

Cette diversité nous amène d’emblée à l’autre élément extrêmement novateur de la Passion: l’utilisation d’un orchestre comme dans les oratorios d’Occident, alors que la liturgie orientale n’admet que la voix humaine comme instrument digne de louer Dieu, car créée directement par lui. Cette présence de l’orchestre rend définitivement l’oeuvre impropre à un usage liturgique, lui donnant une fonction de concert spirituel et de catéchèse musicale (genre qui a d’ailleurs existé, mais toujours a cappella, dans l’histoire de la musique russe). L’utilisation de l’orchestre permet de multiplier grandement les formes musicales employées, empruntant tant au monde liturgique russe qu’à la grande musique occidentale. Plusieurs pièces pour choeur et orchestre, notamment l’ouverture et le finale, s’inspirent consciemment de Bach, cherchant à transposer au sein du monde et de la langue slaves l’univers si riche que le cantor de Leipzig a su créer dans ses Passions. On relèvera entre autres les cordes basses qui répètent quatre ou huit fois à l’unisson les notes des grands accords pour créer un climat de marche inéluctable vers la Croix (procédé remontant d’ailleurs à Monteverdi). Les pièces pour orchestre seul sont soit des fugues, soit des chorals.

Mais que l’usage répété de la fugue ne nous trompe pas: s’il dénote également un souci de prendre pour modèle l’auteur de « L’Art de la fugue », le style de ces dernières s’éloigne beaucoup du Baroque et intègre de nombreux éléments de la musique symphonique russe des 19e et 20e siècles. Ainsi le no 47 qui prépare le finale, sous l’austère forme de la fugue, rappelle plus dans son orgie rythmique et chromatique, avec des accents irrégulièrement décalés, créant un climat halluciné, les recherches rythmiques et la sauvagerie d’un Stravinsky.

Le choeur, lui, porte souvent l’héritage du chant slavon, tant monodique mélodies nouvelles du métropolite Hilarion dans le style de l’antique chant znamenny, cousin du chant grégorien que polyphonique, avec un sens modal très développé, qui s’oppose aux grandes compositions russes du 19e siècle, plus inspirées par la musique tonale romantique. Il est alors a cappella ou accompagné par l’orchestre de différentes manières, parfois novatrices dans la façon dont se répartissent les rôles de chacun.

Enfin, les solos s’inspirent soit de Bach, soit d’un moderne znamen accompagné à l’orchestre, soit de couleurs impressionnistes.

La structure musicale de l’oeuvre évoque un chemin de Croix, les tonalités évoluant par paliers de do à fa, l’oeuvre culmine pendant toute la Crucifixion, avant de redescendre au do initial: une manière musicale de rendre l’ascension du Golgotha, la mort et la descente de la Croix.

Alexandre Traube